Préface d'Annick Le Douget  

 

Pierrick Chuto a conquis un large public avec son livre Les exposés de Creac’h-Euzen, paru en 2013, une histoire inédite et exemplaire des enfants trouvés de Quimper, à laquelle nous avions rendu hommage dans une précédente préface. La version enrichie qu’il nous propose aujourd’hui, après avoir encore élargi les bases de sa recherche, répond donc à une attente impatiente de ses lecteurs et des nombreux amateurs de l’histoire de l’enfance.

   Pour mener à bien son étude, Pierrick Chuto questionne inlassablement les archives qu’il a recueillies en masse. Il sait croiser habilement les sources d’état civil, indispensables pour connaître l’origine sociale et la vie personnelle des enfants abandonnés, avec les archives hospitalières, d’une valeur exceptionnelle, qu’il dépouille avec la minutie de l’historien avisé. Il nous renseigne tant quantitativement que qualitativement sur ces enfants trouvés, sur leur destin depuis leur premier âge jusqu’à leur placement en apprentissage et leur mise au travail. Il s’est ainsi penché sur le sort de 3816 exposés !

   À ces sources croisées, il a mêlé de nouvelles trouvailles du fonds judiciaire, dont l’exploitation nécessite, comme on le sait, de larges et patients dépouillements. Le résultat est là, édifiant. L’on passe alors sans transition du monde des enfants trouvés à celui des enfants perdus… Les trajectoires tragiques de quelques anciens pensionnaires de Creac’h-Euzen, reconstituées par l’auteur à partir de leurs dossiers pénaux, nous émeuvent immanquablement. Que de vies fracassées par l’absence d’amour ou même d’attention, et par le manque de repères ! Que de vies marquées par les difficultés psychologiques sévères qui ont suivi des débuts d’existence bien chaotiques, plus que misérables, sans possibilité de construction identitaire !

   La misère justement, un puits sans fond qui se creuse encore dans les périodes de crise frumentaire, nombreuses en ce xixe siècle… Elle n’est pas seulement une vue de l’esprit dans cet ouvrage, et Pierrick Chuto nous la fait partager sans concession, et sans pessimisme non plus.

   La misère, c’est celle des parents abandonneurs, issus le plus souvent d’un sous-prolétariat des campagnes et des villes. Ils délaissent leur progéniture en espérant - pour quelques-uns - la reprendre aux jours meilleurs. La misère, c’est aussi celle de la majorité des familles d’accueil, parfois seulement appâtées par le maigre argent que leur remet l’administration en échange de leur garde, qui s’avèrent incapables de nourrir et de soigner les enfants qui leur sont confiés, un fait corroboré par le constat d’une mortalité désastreuse.

   Misère récurrente encore, celle de l’hospice de Quimper accueillant les enfants abandonnés. L’assistance aux enfants trouvés a un coût, et, par les dépenses publiques qu’elle génère, elle est perçue par la collectivité comme un fardeau… Sa marche cahin-caha ne tient qu’aux initiatives de ses administrateurs qui usent leur énergie à quémander ici et là des subsides, et à la bonne volonté des religieuses qui se dépensent sans compter, veillant envers et contre tout à la constitution d’un réseau de nourrices dans la Cornouaille rurale pour sauver leurs petites ouailles.

   À la période étudiée, l’établissement, comme tous ceux de France, est en butte aux tergiversations des gouvernements successifs. Le questionnement politique fondamental est brutal : n’est-ce pas l’existence même de l’hospice qui crée l’abandon ? On voit donc une société hypocrite, moralisatrice, incapable de mettre fin aux dysfonctionnements de sa protection sur l’enfance en danger parce qu’elle ne voit qu’une enfance dangereuse.

   Autre question cruciale qui affleure à chaque page du livre, c’est celle de l’identité, un concept démontré aujourd’hui, si important selon les psychologues dans la construction de tout individu, et qui était totalement méconnu au xixe siècle. L’identité des enfants abandonnés est d’abord celle d’un matricule, puis d’un patronyme et d’un prénom qui leur sont attribués à l’hospice... d’autant plus durs à porter que les religieuses quimpéroises, jamais en panne d’inspiration, ne cachent pas leur faible pour la mythologie grecque ou latine. Les consonances étranges des noms sont bien éloignées des coutumes locales et, sans surprise, ils sont souvent malmenés, déformés au cours de l’existence, comme l’observe Pierrick Chuto ; si l’on sourit à leur évocation, on en imagine néanmoins l’impact sur l’histoire personnelle de ceux qui le portent, propre à accentuer la blessure du rejet qu’ils ont subi à la prime enfance.

   Malgré tout, l’espoir est là. La promesse de lendemains meilleurs subsiste en effet à l’entrée des enfants de nulle part dans l’âge adulte, en particulier pour ceux qui, dotés d’une bonne formation, exercent un travail à leur convenance, et surtout pour ceux qui ont la chance de construire une famille. Et leurs descendants sont la plus belle preuve de cette vie triomphante !

   Remercions Pierrick Chuto d’avoir encore enrichi nos connaissances sur l’histoire des enfants abandonnés, et plus largement, d’avoir apporté une contribution magistrale à l’histoire socio-culturelle de Bretagne. Avec sa bienveillance habituelle, il rend un hommage inespéré à ces petits « héros » bien malgré eux : on ne peut que louer sa généreuse persévérance à partager avec nous ses nouvelles découvertes.

 

 

Annick Le Douget

 

 

 

Docteur en Sciences humaines et sociales, Annick Le Douget est une spécialiste reconnue de l’Histoire de la justice en Bretagne.

Elle a publié : Langolen, Histoire, mentalités, traditions (Fouesnant, 1999), Juges, esclaves et négriers en Basse-Bretagne 1750-1850 (Fouesnant, 2000), Femmes criminelles en Bretagne au XIXe siècle (Fouesnant, 2003), Justice de sang, la peine de mort en Bretagne au XIXe et XXe siècles (Fouesnant, 2007), Crime et Justice en Bretagne (Spézet : Coop Breizh, 2011), Une histoire du crime dans le Finistère (Paris : J.P. Gisserot, 2013), Violence au village (P.U.R, 2014), Enquête sur le scandale de la poudre Baumol (Fouesnant, 2016), Guérisseurs et sorciers bretons au banc des accusés (Fouesnant, 2017), Gens de justice et scènes de Prétoire sous le regard d’un magistrat. Pierre Cavellat (Société des Amis de Louis Le Guennec, 2017), Crimes d’autrefois dans le Pays de Fouesnant (Fouesnant, 2019).


Association de Saint Alouarn Copyright © 2013. Tous droits réservés.

connexion